Julia Deck, romancière acide de notre époque floue

Qui est Julia Deck ?

Julia Deck s’est imposée en quelques romans comme l’une des voix les plus singulières de la littérature française contemporaine. Son premier livre, Viviane Élisabeth Fauville (2012), annonçait la couleur : une plume sèche, une narration instable, un goût certain pour la fragmentation du réel.

Depuis, elle n’a cessé de brouiller les genres. Autofiction, thriller domestique, satire sociale, Julia Deck creuse un sillon original, à la fois ancré dans les grands débats de société et profondément attaché à la forme littéraire.

Ses romans sont courts, souvent à la limite de la fable ou du constat clinique. Mais ils frappent juste. Chaque texte cherche à cerner quelque chose de nos vies collectives : le voisinage, la vieillesse, la célébrité, l’effondrement des services publics ou l’illusion de la réussite.

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Ann d’Angleterre : un roman intime sur la mère, la mémoire et la fin de vie

Publié en 2024, Ann d’Angleterre marque une rupture. Plus personnel, plus tendre, c’est aussi le plus politique.

Julia Deck raconte sa mère, victime d’un AVC, et le parcours du combattant pour lui assurer une fin de vie digne. On découvre la lente désorganisation des services publics, les EHPAD saturés, la course aux dossiers, les mots froids des médecins, les arbitrages absurdes.

Mais ce n’est pas un essai, ni un journal. C’est une enquête intime. À la manière d’un puzzle, Julia Deck reconstitue le passé d’Ann : enfance ouvrière à Bellingham, départ pour la France, vie indépendante, langue étrangère choisie comme destin. On lit à la fois l’histoire d’une femme, et celle d’une époque.

Le style évolue aussi : narration à la troisième personne, insertion de dialogues indirects, glissements d’un registre émotionnel à un autre. Il y a de la tendresse, de l’humour, de la colère. Et derrière tout cela, une vraie question : comment continue-t-on à aimer une mère qu’on ne comprend pas toujours, qu’on va peut-être perdre, mais qui n’a jamais cessé d’être là ?

Monument national : satire mordante des élites et du culte des apparences

Avec Monument national (2022), Julia Deck revient à une veine plus joyeusement ironique. Le roman met en scène un acteur vieillissant, “monument” du cinéma français, reclus dans un château de banlieue chic. À ses côtés : sa jeune épouse, un personnel pléthorique, et une nouvelle nounou au passé flou.

C’est une comédie de mœurs, presque un vaudeville. Mais très vite, les apparences s’effritent. Le château est un huis clos social. Les privilèges y sont ridicules, les liens familiaux distendus, les identités floues. Tout y sonne faux, et c’est précisément le sujet du livre : la fausseté comme mode de vie.

Le texte multiplie les références à l’actualité. On pense à des affaires d’héritage, à des personnalités publiques trop connues pour que les allusions soient neutres. Mais Julia Deck ne règle pas des comptes : elle dresse un portrait acide de la haute société, et de ses illusions de grandeur.

C’est rythmé, piquant, souvent drôle. Et derrière le vernis du rire, une même question revient : à quoi bon tant de pouvoir, si l’on ne sait plus qui l’on est ?

Propriété privée : drame pavillonnaire et paranoïa ordinaire

Retour à l’échelle moyenne, presque microscopique. Dans Propriété privée (2019), l’auteure installe son intrigue dans une résidence écologique aux abords de Paris. Tout semble parfait : des maisons neuves, des familles modèles, des haies taillées au cordeau.

Et puis… un chat est retrouvé mort. Les regards changent. Les voisins s’épient. Les tensions montent, sans raison claire. Le couple narrateur, d’abord sûr de son choix, doute. L’enfer, ce n’est plus les autres, c’est la promiscuité en milieu résidentiel.

Ce roman est court, tendu, presque sec. On pourrait croire à une étude de cas sociologique, tant les détails sont précis : batailles d’allées communes, lettres anonymes, pressions sociales invisibles. Mais le style reste littéraire, elliptique, sans lourdeur.

On pense à Desperate Housewives ou à Carnage de Polanski, version bobo français. Tout ce qui semblait banal devient dérangeant, angoissant, absurde.

L’art de la dissonance : entre cynisme, humour et précision documentaire

Ce qui unit les romans de Julia Deck, c’est une façon de décaler le regard. Elle écrit vite, court, sans effets de manche. Son humour est sec, jamais gras. On sourit plus qu’on rit, mais toujours d’un sourire un peu gêné.

Elle observe la société comme un entomologiste. Que ce soit dans un hôpital, un château, un lotissement ou un appartement parisien, elle capte les mots qui sonnent faux, les gestes mécaniques, les structures absurdes.

Elle mêle souvent des registres opposés :

  • l’intime et l’administratif (Ann d’Angleterre)
  • le glamour et la médiocrité (Monument national)
  • le banal et l’hystérique (Propriété privée)

Ce mélange de précision documentaire et de stylisation littéraire donne à ses romans une étrangeté familière. On y reconnaît nos vies, mais comme vues à travers un miroir tordu.

Pourquoi lire Julia Deck aujourd’hui ?

Parce qu’elle capte quelque chose de notre époque que d’autres n’osent pas nommer.

Elle parle de solitude, de déclassement, de bureaucratie, de faux-semblants. Elle décrit la vie moderne dans ce qu’elle a de plus trivial et de plus vertigineux. Et elle le fait sans pathos, avec un sens aigu de la forme courte.

Ses romans ne cherchent pas à plaire à tout le monde. Ils ne sont jamais feel-good. Mais ils disent vrai, à leur façon.

On peut commencer par Ann d’Angleterre si l’on veut l’émotion et la mémoire, par Monument national pour le rire grinçant, ou par Propriété privée si l’on aime les ambiances oppressantes bien ficelées.

Dans tous les cas, Julia Deck est une romancière à lire aujourd’hui, si l’on veut comprendre un peu mieux le monde autour, sans pour autant le fuir dans le confort de la fiction lisse.

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